Je ne peux m’empêcher de m’imaginer vivre cette routine ailleurs qu’ici… dans un pays plus hostile, une terre de Grands, les Pays-Bas par exemple, ou la Suède, ou la Finlande. Mais ma projection rapidement tourne court, et le rêve devient cauchemar: nul doute que je mourrais dès le jour de la rentrée, piétinée par ces géants blonds qui m’écraseraient aussi impitoyablement qu’un chien qui pose ses pattes sales sur le sol immaculé qui n’a pas même eu le temps de sécher.
Car la sortie d’école ressemble à cette scène ô cruelle des dizaines de mouettes qui se ruent et se becquettent et se chamaillent dès qu’un morceau de scone tombe sur le sol.
Chaque jour je me glisse telle un ninja, avec prudence et agilité, me faufile dans la foule comme je le ferais dans un marché chinois du 13e.
Je n’arrive pas trop tôt – erreur du débutant. Non, je laisse les pions se poser un à un, puis avance telle une reine libre de mes directions: à droite, à gauche; je double; je m’immisce dans le seul espace libre laissé près de la grille. Je m’arrête. La sonnerie sonne. Bien joué!
Au même moment, à l’instant précis, à la seconde même … c’est le rassemblement. La cloche n’indique pas la fin du cours, mais le début des hostilités. L’étau se resserre. Les parents restés plus loin se rapprochent, un pas après l’autre, chacun se fraye un chemin, redresse son long cou pour montrer visage officiel aux enseignants qui commencent la lente distillation des enfants où le sourire de convenance vaut homologation du géniteur présent pour récupérer sa marmaille.
Bien placée, au premier rang comme sur mes photos de classe après que le pauvre photographe, loin des mannequins sur les plages de sable blanc pour magazine ventant luxe et volupté a hurlé son sempiternel « les petiiiits devaaaaant », j’attends. Je suis plutôt contente: je vois. Ma routine est bien établie.
Mais aujourd’hui, comme un caillou jeté dans une mécanique pourtant bien huilée, a surgi de nulle part une grand-mère, trop zélée, trop consciencieuse, et visiblement peu habituée aux règles implacables du jeu. Elle avait patienté disciplinée à la lisière du chemin, et s’était fait surprendre par la purée de parents qui s’était subitement écrasée contre la grille de l’école. Un peu rebelle cette grand-mère, elle avait refusé l’échec et s’était lancée dans une contre-offensive opiniâtre. Sa cible: la petite devant. Moi.
Elle a repéré la case vide devant ma minuscule petitesse, idéalement située, et en quelques mouvements, elle s’est postée là, échec et mat, devant moi, qui désormais ne vois plus rien, ne peut allonger plus mon cou, et trépigne et maugrée et m’insurge et m’inquiète qu’on ne me rende pas mon fils et qu’on le place à la consigne des « enfants-qui-trainent-là parce que leurs parents désorganisés ne sont pas parvenus à venir les chercher dans les temps. »
Heureusement, à la sortie d’école de ma province anglaise, la solidarité est de mise, et la partie n’est pas perdue. J’ai la chance d’avoir très tôt rencontré des compagnons d’infortune, d’autres mamans aussi petites que moi, et même un ou deux papas qui à l’occasion nous servent tant de tour de contrôle que de radar météo. Oui, on se parle à la sortie de cette école, et cette civilité m’a d’ailleurs non seulement déconcertée , mais même dépaysée et conduite à rapidement considérer cette île comme plus exotique qu’elle n’en avait l’air. Les premiers mois, ces conversations mondaines de sortie d’école m’ont de fait beaucoup angoissée : les oreilles emmitouflées dans un bonnet en alpaga doublé en polaire, parfois la capuche en sus, je n’entendais qu’un mot sur deux, et de ces mots, je n’en comprenais qu’un sur trois. Chaque jour on me saluait, me questionnait (« yourraïte?) et m’embarquait dans un papotage inopiné qui m’a valu pendant des semaines de réviser tous les thèmes de mon vieux livre de vocabulaire pour tenter de me parer à toute éventualité de sujet de conversation. Mon sourire a longtemps été ma seule vraie réponse, et les gentilles mamans m’ont vite acceptée, prenant sans doute mes silences pour de la timidité. Cette fausse timidité n’a duré que quelques mois: j’ai vite compris que le seul lexique à maîtriser était celui du climat, et que jamais ô grand jamais je n’aurais à parler de moi. Si je devenais professeur d’anglais, je renoncerais à la plupart des leçons et consacrerais l’essentiel de mes cours à l’art de ne parler de rien.
Il faut dire que les conversations ne peuvent guère être approfondies. Il se joue un combat pressé à la sortie de l’école, et entre deux commentaires sur le vent ou les températures, on s’indique l’ordre d’arrivée de nos bambins, et on cède sa place aux uns et aux autres suivant l’ordre d’apparition.
Or aujourd’hui cette grand-mère solitaire qui s’impatiente, dansant d’une botte de pluie à l’autre , le sac en tweed sur les épaules, perturbe mon horizon. Soudain, elle s’ébroue quand le minois de sa petite-fille aux yeux bleus et tresses blondes lui sourit, puis la fillette se jette sur elle pour lui annoncer fièrement : « J’ai été une gentille fille aujourd’hui ! » (Un fait réel dans cette montagne d’affabulations que je vous raconte depuis le début: ici les enfants sont des « good boy » et des « good girl »)
Leur étreinte et leur valse de compliments dure un peu trop longtemps. Mon fils arrive, pas le temps de m’attendrir. Mon amie me fait signe: plus que deux et c’est lui. Je sautille sur place, dérange le couple inter-générationnel et surtout encombrant, et parvient à me montrer à l’enseignante qui concède de me rendre ma douce progéniture.
Pas de good boy, pas de câlin. Mon petit monstre à moi ne me salue même pas: « Qu’est-ce qu’il y a pour le goûter ? »
Mes enfants sont aussi disciplinés que moi, il faut se rendre à l’évidence. À nous les concerts en fosse, j’ai de l’entraînement ici!
Merci pour ce texte savoureux et très bien écrit!
En France aussi, c’est la baston. L’établissement de ma fille a trouvé une solution radicale: un couloir central qu’empruntent les grands qui sortent tout seuls, avec les parents des marmots non autonomes parqués de part et d’autre. Y’en a toujours un qui essaie de la faire à l’envers et d’emprunter le couloir sus-cité pour accéder à la grille. Heureusement, il y a des choses universelles: la foule veille au grain.
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Ahah ! Mais quelle enquête sociologique on pourrait faire à la sortie des classes ! 😄
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J’ai ri! Pas de doute, tu serais bien pietinee a la sortie d’une classe neerlandaise… La-bas, l’efficacite prime sur la politesse or on est bien la pour recuperer un tresor et pas pour faire la conversation ! Une erreur cependant: quand on parle meteo a un anglais, on parle bien de soi et de sa perception de la vie! Une plainte sur la pluie: la journee n’a pas ete bonne; une reponse sur le ciel qui sera bleu demain: l’interlocuteur essaie de te remonter le moral! D’ou le vocabulaire si riche pour parler du temps qui fait pour exprimer comment on va – en metaphore…
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Ahah merci Marianne pour cette bonne leçon d’anglais. Je teste tout à l’heure ! 😄
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C’est sport, cette sortie d’école! Il faut jouer des coudes, le pire, ici, c’est le mercredi!
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Je te laisse imaginer les jours de pluie… avec la cohue des parapluies… 🤪
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Excellent, ça me semble assez universel ces sorties d’école !
Et je vois bien ce que tu vis, je fais aussi partie des petites… Mais je me faufile du coup 😉
Le mien aussi ne sort qu’avec un seul mot à la bouche : « y a quoi dans ton sac ? » (entendre « j’espère que t’as pris les gâteaux que j’aime »), pour le reste j’ai le droit à de laconiques « je sais paas », comme la plupart des mamans, je crois 😉
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Quelle ingratitude… on les attend comme des poireaux, on les accueille avec un sourire, des gâteaux… et bonjour la récompense ! Et puis à nous, JAMAIS ils ne demandent comment s’est passée la journée d’ailleurs ! 😉
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